DU PLAISIR AU MÉDICAMENT, DU MÉDICAMENT À LA DÉPENDANCE

Ces succès possibles contre l'alcoolisme ???

En France, quelque chose a changé dans l'approche des drogues. Longtemps otage des producteurs de substances légales (alcool, tabac et médicaments) et de positions idéologiques, le débat s'est enfin ouvert à partir de données scientifiques et sanitaires. Un livret largement diffusé par les pouvoirs publics vise à informer pour réduire les risques ; on y rappelle que la France se caractérise, à l'échelle européenne, par une importante consommation d'alcool, directement responsable de 7,2 % des décès masculins. Une pratique culturelle ambivalente, qui appelle des réponses originales.

« L'abus d'alcool est dangereux pour la santé. » Tout le monde le sait... et personne n'y croit. Répété à l'envi sur chaque bouteille, ce slogan a-t-il encore un sens ? L'abus, c'est pour les autres, quelques autres, les « alcooliques ».

Et pourtant... On dénombre quelque 40 000 morts chaque année en France, conséquence directe ou indirecte de l'alcool. De cinq à six millions de personnes sont concernées par le problème, de deux à trois millions sont dépendantes, près de 30 % des personnes hospitalisées ont un problème d'alcool important. L'alcool est une drogue dure, les spécialistes le disent (1), et semblent enfin entendus : en dépit de la levée de boucliers du lobby des alcooliers, le gouvernement a en effet, en 1998, étendu à l'alcool le champ de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (Mildt) - une véritable petite révolution. Non seulement l'alcool est une drogue dure, mais elle est celle qui pèse le plus lourd sur la société française : plus de la moitié des 218 milliards de francs de dépenses sociales annuelles (2) liées à l'usage de l'ensemble des drogues licites et illicites.

Outre le fait qu'ils cachent d'importantes disparités, les chiffres globaux sont paradoxaux. Car la consommation moyenne d'alcool en France a diminué depuis une trentaine d'années, passant de 22 litres d'alcool pur par habitant de plus de quinze ans et par an à 15 litres. Mais ce qui a baissé, en réalité, c'est l'usage régulier de vin de consommation courante. D'où ces chiffres encourageants de prime abord (3). En revanche, les consommations d'alcools forts et de bière, elles, ont augmenté. L'usage traditionnel de boissons alcooliques (gastronomie, vin à table, apéritifs) cède peu à peu le pas à des modes de consommation de type anglo-saxon ou nordique (alcoolisations de soirée ou de fin de semaine), et à la recherche délibérée d'ivresses massives. En fait, ces trois modes d'utilisation de l'alcool coexistent, voire s'additionnent, de plus en plus. Les usagers, quant à eux, sous-évaluent de façon quasi automatique les quantités qu'ils absorbent. Quand on les interroge, 75 % des consommateurs estiment boire « moins que la moyenne ».

L'âge où l'on commence à prendre de l'alcool est en baisse constante (11 ans à présent) et les conduites problématiques surviennent de plus en plus tôt. La consommation simultanée de multiples produits à visée psychotrope - licites ou non - est de moins en moins rare. Plus grave encore, peut-être, la tolérance des adultes à l'égard de l'ivresse des très jeunes consommateurs (4) : 10 % des collégiens (dans la tranche d'âge 11-13 ans) reconnaissent avoir été ivres au moins une fois au cours des trois derniers mois.

Si la dramatisation n'a jamais changé la donne dans une situation problématique, le silence et le déni ne font pas mieux. Pour espérer résoudre cette question, peut-être faudrait-il se rappeler le propos d'Albert Einstein : « Lorsque, malgré beaucoup d'efforts, un problème résiste, c'est que ses fondements ont été mal posés. » Or l'alcool « résiste » bel et bien.

Quand un médecin néerlandais, Magnus Huss, a forgé en 1848 le néologisme « alcoolisme », transformant en maladie ce qui était alors considéré comme un comportement répréhensible - l'ivrognerie -, il a probablement rendu service aux intéressés. Ceux-là avaient davantage besoin d'aide et de soutien que de stigmatisation. Mais ce glissement sémantique a eu d'autres conséquences, entre autres celle de médicaliser un problème et d'ouvrir la voie à plusieurs malentendus persistants. En parlant de maladie, on pense traitement. On recherche alors des solutions extérieures au sujet et l'on considère tous les comportements problématiques en relation avec l'alcool comme pathologiques. Or ils ne le sont pas tous, pas toujours, tant s'en faut. L'ivresse occasionnelle d'un jeune, ou la conduite sous l'empire d'un état alcoolique, par exemple, si elles sont problématiques, ne sont pas nécessairement pathologiques.

Quand les conduites d'alcoolisation sont progressivement entrées dans le champ de la médecine, il y a une centaine d'années, deux écoles ont vu le jour, irrémédiablement antagonistes, sauf pour quelques utopistes : une clinique du produit et une clinique du sujet.

Une pratique culturellement établie

La clinique du produit rend l'alcool responsable des désordres sur la santé des individus, sur leurs comportements, et sur les conséquences sociales que cela entraîne. Cette approche n'est pas sans argument. Elle a inspiré bien des politiques visant à contrôler, à restreindre la production, la vente, la consommation, la promotion de boissons alcooliques, mais n'a pas abouti à de grands changements (5). Cette clinique recherche en priorité des solutions médicales, médicamenteuses ou comportementales.

La clinique du sujet considère l'individu davantage que ses comportements. Quand l'alcool devient source de problèmes pour un individu, celui-ci, pour s'en sortir, ne peut qu'en prendre la mesure et rechercher en lui les moyens d'y faire face. La clinique du sujet se propose donc d'aider l'intéressé en l'accompagnant dans un cheminement libérateur, jamais en lui apportant la solution.

Le propre de la santé publique est de considérer des populations et d'identifier les risques qu'elles encourent pour conduire des actions de prévention et d'information. Bien timides en général, les diverses stratégies employées se sont révélées inefficaces en matière d'alcool. Il y a fort à parier qu'elles continueront de l'être aussi longtemps qu'elles considéreront ce produit comme étant d'abord un problème - c'est aussi un remède - et le consommateur comme déjà un malade.

Aborder la question de l'alcool ne peut se faire sous le seul angle de la santé publique. Il s'agit d'une pratique culturelle solidement établie en France. Par conséquent, la réponse doit d'abord être culturelle. Si produire, vendre, inciter à consommer de l'alcool (pour une société), en acheter, en utiliser (pour les personnes) comporte des risques, ces derniers ne sont jamais dissuasifs. L'alcool procure un plaisir, rend des services qui apparaissent à ses utilisateurs comme bien supérieurs aux risques encourus. D'où la difficulté à regarder le problème en face.

Les Français ont choisi d'utiliser couramment un produit à la fois gastronomique, psychotrope et toxique. Pourquoi pas ? Parmi ses bienfaits, tout le monde admet ses aspects gastronomiques et conviviaux. Mais on néglige trop souvent d'insister sur deux effets recherchés et bien souvent obtenus : l'effet psychotrope et l'ivresse, avec leurs deux volets positif et négatif puissamment entre mêlés.

Car l'alcool est un psychotrope. Il agit sur le système nerveux central et ce dès les premières gouttes. Il peut être, selon les personnes et selon les circonstances, anxiolytique, calmant, hypnogène, antidépresseur, désinhibiteur, psychostimulant, euphorisant, etc. L'usager de l'alcool-médicament en connaît très exactement les indications et la posologie adaptées. Il est capable de régler précisément sa consommation, en fonction d'objectifs souvent inconscients. L'efficacité psychotrope de l'alcool peut être longue avant que les inconvénients n'apparaissent. Si l'on n'admet pas ces faits, on ne peut imaginer se retrouver un jour pris au piège d'une dépendance qui se sera constituée à bas bruit.

L'ivresse est une aventure aussi vieille que l'humanité. Peut-être même est-elle indispensable à l'homme, à sa croissance, à sa survie. Il y a mille et un moyens d'y parvenir, mais l'alcool est probablement le plus efficace, le plus sûr, en tout cas le mieux toléré, tant physiologiquement que socialement. Mais les contrôles sociaux existant autrefois dans les sociétés qui ritualisaient - et rythmaient - les ivresses ont disparu. Celles-ci, comme rites d'initiation et de passage, comme expériences d'ordre mystique, ont cédé le pas à des conduites d'anéantissement, de dislocation physique et mentale de l'individu. Devant la complexité d'un tel produit, notre propre ambivalence est démasquée, et peut-être, dans le fond, est-ce cela que nous ne supportons pas. côté Docteur Jekyll, le produit gastro nomique, convivial, culturel, à l'aspect délibérément idéalisé, édulcoré. Côté Mister Hyde, la personnalité changée, les comportements antisociaux, l'homme ravalé au rang de la bête, bref, la caricature. Entre ces deux extrêmes, il n'y a aucune représentation. Pourtant nous connaissons tous, entre l'usage simple et l'usage nocif, des situations où l'alcool constitue un problème, sans qu'il s'agisse pour autant de maladie.

Boire ou ne pas boire, là n'est donc pas la question. Consommer de l'alcool, c'est faire sciemment usage d'un produit dangereux, d'un produit potentiellement stupéfiant. Ce n'est donc pas, et ne sera jamais, anodin. Les vraies questions devraient être les suivantes : qu'est-ce qu'on fait (au sens propre du terme) quand on prend de l'alcool ? Que dire à ceux dont on est plus ou moins responsable - enfants, entourage familial, collègues, amis - quant aux risques encourus ? Quelles réponses suis-je en mesure, personnellement, d'apporter ? Il faudrait oser parler de l'ambivalence de ce produit, faire en sorte que le sujet ne soit plus tabou. On peut imaginer quelques propositions simples d'attitudes, celle-ci par exemple : si l'alcool est une drogue dure, alors ne soyons pas dealers. N'insistons pas, n'encourageons jamais à boire quelqu'un qui n'en a pas envie. On devrait toujours avoir, à côté de boissons alcooliques, quelque chose d'autre à offrir.

Si notre consommation devient automatique, répétitive, interrogeons-nous. Les habitants de Brest, par exemple, se voient chaque année proposer, à l'initiative de plusieurs associations et avec l'appui de la municipalité, un « défi brestois ». Pendant trois jours, une campagne incite à faire une pause dans sa consommation d'alcool. Il est pour l'heure difficile de dire si cette initiative a eu des effets positifs mesurables à l'échelle de toute la ville, mais, au moins, on en parle.

Si l'alcool est utilisé comme un médicament, et surtout s'il se révèle efficace, méfiance ! Parce qu'il peut être dans certaines circonstances un médicament prodigieux (sur le trac, la petite déprime, la fatigue, l'ennui...), le risque d'un recours habituel est majeur. S'il « rend service », l'alcool fait courir un risque de dépendance beaucoup plus lourd que s'il se contente de « faire plaisir ».

Tous les acteurs sont concernés

Pour prévenir les dommages de l'usage abusif de ce produit psychotrope, il est possible d'agir avec efficacité sur plusieurs fronts : la politique de santé, l'action publique, l'éducation et l'action citoyenne. En ce qui concerne le premier point, un espoir a surgi. Un rapport a enfin jeté les bases d'une politique de santé (prévention et soins) à l'égard de l'alcool (6). Tous les acteurs sont concernés, à chacun des échelons territoriaux (de l'État à la commune), à chacun des niveaux institutionnels (du ministère à l'hôpital local), de l'entreprise à l'association. Encore faudrait-il que les moyens, notamment budgétaires, soient mis en place. Là, rien n'est acquis.

Il conviendrait par ailleurs que les pouvoirs publics et les institutions s'engagent aux côtés des professionnels du terrain. Acteurs de santé, travailleurs sociaux, médiateurs, agents des services publics, sont en effet quotidiennement confrontés aux conduites d'alcoolisation et à leurs conséquences. Ils se sentent totalement impuissants quand l'alcool vient réduire à néant leur action.

La vente des produits alcooliques et la publicité devraient être contrôlées, notamment en ce qui concerne les mineurs. Des lois existent, mais, on le sait, elles ne sont pas respectées : l'alcool est toujours vendu aux adolescents, il y a toujours quelque part une station-service où l'on peut en acheter au beau milieu de la nuit.

En termes d'éducation, des solutions sont également possibles. La question de la consommation d'alcool étant l'affaire de tous, elle l'est plus encore pour ceux qui éduquent, instruisent, forment. Chaque professeur d'école, de collège ou de lycée devrait pouvoir en parler ; toutes les matières enseignées, ou presque, en donnent l'occasion. Il y a moins de risque à parler de ce sujet qu'à ne pas en parler. Il serait fondamental d'introduire cette question à l'école comme une question civique, et de cesser de considérer qu'il s'agit d'une affaire de spécialistes.

Chaque institution - entreprise, hôpital, association, etc. - confrontée à des problèmes d'alcool peut construire ses propres réponses pour réduire les risques et aider les personnes devenues dépendantes. Ces réponses seront toujours complexes car elles touchent à la culture propre de chaque institution. Elles nécessiteront beaucoup de détermination et un véritable engagement des dirigeants, à tous les niveaux hiérarchiques, mais elles existent.

PATRICK FOUILLAND

Médecin et directeur du centre d'alcoologie du Havre, consultant et formateur en alcoologie et santé publique.

Renvois et sources  Le Monde diplomatique.

(1) Bernard Roques, La Dangerosité des drogues, rapport au secrétariat d'Etat à la santé, Editions Odile Jacob/La Documentation française, Paris, 1999.

(2) Ces dépenses regroupent des pertes monétaires privées et publiques : perte de revenus, frais médicaux non remboursables, dommage à des tiers, absentéisme, dépenses de sécurité sociale, perte d'impôts et de cotisations sociales, etc.

(3) Reste que toute consommation régulière d'alcool est importante. Un individu qui boit chaque jour deux verres de vin midi et soir (moyenne encore souvent considérée comme modérée) ne réalise pas qu'en fin de compte sa consommation annuelle reviendra à 23 litres d'alcool pur...

(4) Etude de Marie Choquet, « Adolescents, enquête nationale », Inserm, Paris, 1994.

(5) C'est le cas de la loi Evin qui, en 1989, a tenté de réglementer la publicité sur l'alcool et le tabac. Objectif à peu près atteint en ce qui concerne le tabac. Pour l'alcool, en revanche, cette loi a été pratiquement vidée de sa substance, au fil des années, à force d'appels et de recours.

(6) Michel Reynaud et Philippe-Jean Parquet, Les Personnes en difficulté avec l'alcool, Editions Comité français d'éducation pour la santé (CFES), Paris, 1999.

Retour MAAH